Une indépendance avant tout liée au rôle médical des biologistes français
Contrairement au rôle essentiellement technique du biologiste dans d’autres Etats membres de l’Union Européenne, le biologiste médical est, en France, un acteur majeur du système de santé.
Les biologistes français, qui sont des pharmaciens ou des médecins ayant complété leur formation initiale par une formation spécialisée en biologie médicale, sont présents lors de la phase pré-analytique au cours de laquelle ils rencontrent le patient, recueillent les renseignements cliniques pertinents, orientent éventuellement le choix des examens les plus pertinents. Lors de la phase post-analytique, ils valident les résultats, en informent le patient notamment en cas de perturbation des résultats nécessitant une intervention médicale rapide.
Le médecin prescripteur peut également solliciter l’avis du biologiste quant au choix d’éventuels examens complémentaires ou de la stratégie thérapeutique, notamment en antibiothérapie. Ce rôle médical majeur, et pas simplement technique, est de nature à renforcer la nécessité de préserver une certaine indépendance des biologistes dans l’exercice de leurs fonctions.
D’un point de vue légal, la loi n°2013-442 du 30 mai 2013, ayant réaffirmé la médicalisation de la biologie médicale, stipule :
- L’article L. 6213-7 du CSP précise que « le biologiste médical bénéficie des règles d’indépendance professionnelle reconnues au médecin et au pharmacien dans le code de déontologie qui leur est applicable ».
- L’article L. 6211-11 du CSP établit que « le biologiste-responsable du laboratoire de biologie médicale auquel le patient s’est adressé conserve la responsabilité de l’ensemble des phases de l’examen de biologie médicale, y compris lorsque l’une d’elles, dans les cas prévus au présent titre, est réalisée, en tout ou en partie, par un autre laboratoire de biologie médicale que celui où il exerce, ou en dehors d’un laboratoire de biologie médicale ».
Enfin, l’exercice de biologiste médical libéral, notamment au sein d’une SEL, expose à une responsabilité personnelle des conséquences dommageables de ses actes tant sur le plan civil que pénal.
Les SEL de biologie, garante de l’indépendance des biologistes médicaux
La SEL a pour objet social l’exercice en commun d’une profession libérale. Elle accomplit elle-même une activité professionnelle réglementée et est, à ce titre, assimilée à ses membres, c’est-à-dire aux professionnels qui exercent en son sein. Il existe donc une solidarité de devoirs et d’obligations garantissant le respect, sous une forme sociétale spécifique, des principes déontologiques régissant l’exercice de l’ensemble des professions libérales réglementées, parmi lesquels, bien sûr, celui de l’indépendance professionnelle.
Un décret d’application de la loi du 31/12/1990 est venu encadrer spécifiquement les SEL de biologistes dans le but de préserver l’indépendance des professionnels de santé, en particulier par une prépondérance des associés exerçants dans le capital et le maintien de leur pouvoir de décision.
L’article 11 du décret n° 92-545 du 17 juin 1992 a ainsi posé comme principe qu’un non-biologiste ne pouvait détenir plus de 25% des parts sociales et donc des droits de vote d’une SEL exploitant un laboratoire de biologie médicale. Lors des travaux parlementaires de la loi n°2005-882 du 02/08/2005 modifiant la loi du 31/12/1990 sur les SEL, les débats ont fait état de cette nécessité de garantir l’indépendance des professionnels de santé dans les règles régissant les SEL de biologie. Ainsi, au cours de la séance de l’Assemblée nationale du 7 juillet 2005, le député Pierre Lang soulignait-il que « l’exercice de la biologie médicale […] est très réglementé. Le Code de la santé publique traduit cette déontologie et exige ainsi l’indépendance professionnelle tant au niveau du choix des techniques à mettre en œuvre que de la rémunération des professionnels. L’éthique médicale doit dans tous les cas primer sur la logique financière et celle des profits ».
Par ailleurs, dans une réponse à une question posée par le député Denis Jacquat, le ministre de la Santé affirmait, le 29 novembre 2005, que la technique du démembrement, dans les SEL de biologistes, pouvait « comporter des risques d’atteinte à l’indépendance des professionnels ayant cédé à des tiers l’usufruit de leurs parts, c’est-à-dire la jouissance des bénéfices réalisés par leur laboratoire. »
Reconnaissance de l’indépendance des biologistes par la CJUE
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), devenu Cour de justice européenne, a considéré, dans son arrêt du 16 décembre 2010, que les restrictions liées à la composition du capital social des laboratoires de biologie médicale (interdiction à un non-biologiste de détenir plus de 25 % des parts sociales et donc des droits de vote d’une société exploitant un laboratoire) étaient justifiées par une raison impérieuse d’intérêt général constituée par l’objectif de protection de la santé publique et proportionnée à l’objectif poursuivi.
M. Paolo Mengozzi, avocat général auprès de la CJUE, indiquait, dans ses conclusions du 2 juin 2010, dans l’affaire précitée C-89/09 Commission européenne c/ République française, que :
« La subordination de biologistes, en tant que salariés, à une SELARL exploitant des laboratoires de biologie médicale détenue en majorité par des non-biologistes, pourrait rendre difficile pour ceux-ci de s’opposer aux instructions données par ces non-biologistes. (...) Il ne saurait être exclu que lesdits non-biologistes soient tentés de renoncer à certains examens moins rentables sur le plan économique ou plus compliqués à réaliser ou de réduire l’activité de conseil à l’égard des patients à l’occasion des phases pré-analytique et post-analytique, dont l’existence caractérise l’organisation de la biologie médicale en France. »
« Dès lors qu’un biologiste, employé dans un laboratoire d’analyses, serait tenu d’appliquer les instructions de son employeur non-biologiste, il existerait indubitablement un risque que ce dernier soit conduit à privilégier l’intérêt économique de la société par rapport aux exigences du patient et, par conséquent, de la santé publique » et « qu’il est certain que l’interpénétration entre l’existence d’un rapport de travail subordonné, qui comporte dans tous les cas des obligations à l’égard de l’employeur, et les obligations déontologiques entraîne, de fait, une atténuation de la garantie du respect, dans l’accomplissement de l’activité à l’égard de l’usager, de l’objectif premier recherché, à savoir la santé de ce dernier. »
Les choses ne sont donc pas aussi simplistes que semble l’énoncer l’Autorité de la Concurrence qui préfère éluder la problématique en réduisant le débat au découplage des activités de prélèvement et de validation au sein des laboratoires multisites, comme en fait état son rapport intermédiaire à la page 20 « Avec le mouvement de concentration des laboratoires […], le biologiste validant les résultats ne peut en réalité ni contrôler la qualité du prélèvement, s’il ne le réalise pas lui-même, ni les réglages des automates, s’ils sont situés en dehors de son site, sur un plateau technique ou dans un autre laboratoire sous-traité ».
En tout état de cause, l’Autorité de la Concurrence affirme que des mécanismes de rétrocontrôle ou d’alerte efficaces existent afin de s’assurer qu’aucune perte d’indépendance des professionnels de santé ne puisse survenir.
Le Cofrac peut-il assurer l’indépendance du biologiste ?
L’Autorité de la Concurrence précise, dans son avis intermédiaire, que quelle que soit l’organisation d’un laboratoire et celle de son actionnariat, le Cofrac (Comité français d’accréditation) pourra, à tout moment, s’assurer « que les pressions financières sur les biologistes soient inexistantes et que la mise en œuvre de la politique qualité et la direction médicale du laboratoire soient assurées par un directeur biologiste ».
Le recueil du Cofrac rappelle effectivement que « l’évaluateur Cofrac vérifie que le biologiste-responsable dispose bien de la marge de manœuvre et des ressources nécessaires pour définir et mettre en œuvre l’organisation et le management du laboratoire de biologie médicale, en particulier que le biologiste-responsable et l’ensemble du personnel ne subissent aucune pression ou influence commerciale indue, interne ou externe, financière ou autre, susceptible de mettre en cause la qualité des examens ».
La charge de la preuve revient au Cofrac avec, à la clef, une question : comment peut-il concrètement apprécier cela en examinant des dossiers à distance ou sur site sous forme de visites programmées ?
Réponse : peut-être en interrogeant les intéressés ? Imaginons la scène… Une réunion de clôture au terme de deux ou trois jours d’audit : bilan des écarts critiques, non critiques… L’atmosphère se détend, et là, la question routinière est lâchée : « Subissez-vous une pression commerciale indue, interne ou externe, financière ou autre, susceptible de mettre en cause la qualité des examens ? » - Sourires polis de l’auditoire… silence. Fin de l’audit.
En réalité, prenant conscience de ce rôle déterminant qui lui incombe, le COFRAC a mis récemment un tout nouvel écart à son arc. Le non-respect d’un point de la norme lorsque « la charte éthique du laboratoire ne précise pas que le personnel travaille sans pression ni conflits d’intérêts » fait désormais l’objet d’un écart. Selon les préceptes normatifs, il suffit simplement d’écrire l’indépendance pour la voir de facto garantie.
La fausse solution du lanceur d’alerte
« Lorsque des décisions prises par la personne physique ou morale qui exploite le laboratoire de biologie médicale apparaissent au biologiste-responsable comme de nature à mettre en cause la santé des patients et la santé publique ou les règles de fonctionnement du laboratoire prévues au présent livre, le biologiste-responsable en informe le Directeur général de l’Agence régionale de santé qui prend les mesures appropriées.» Code de la santé publique - art. L6213-11
La question de l’efficacité de ce dispositif peut se poser puisqu’il s’est avéré que des biologistes salariés ayant utilisé cette procédure ont été convoqués par leurs employeurs dans le cadre de procédures liées à l’exécution de leur contrat de travail.
Une situation, rapportée par la section G, illustre bien cette problématique. Suite à des dysfonctionnements constatés dans l’organisation interne du Laboratoire de biologie médicale (LBM) dans lequel il était salarié, un pharmacien biologiste avait alerté la direction de la société exploitant le LBM. Étaient notamment dénoncés : le remplacement du biologiste responsable par un biologiste médical non inscrit à l’Ordre, l’absence de fiche de non-conformité, l’utilisation d’un code utilisateur fictif sur le système informatique du laboratoire, l’absence de validation biologique par un biologiste, des défaillances en termes d’assurance qualité...
Aucune réponse n’ayant été apportée au pharmacien biologiste, ce dernier a informé le DG de l’ARS compétente, conformément à l’article L 6213-11 du CSP. Une enquête a été diligentée au sein du laboratoire laissant apparaître de nombreux dysfonctionnements. Néanmoins, la direction de la société exploitant le LBM a ensuite menacé le pharmacien à l’origine de ce signalement de licenciement pour faute grave s’il refusait une rupture conventionnelle (Source Ordre des pharmaciens).
Conclusion : l’indépendance professionnelle va de pair avec l’indépendance financière et capitalistique
L’exercice libéral en reste le seul garant. A ce jour, compte tenu de la variété et de la complexité infinies des montages juridiques auxquels des sociétés peuvent recourir dans le cadre de prises de contrôle indirectes ou dissimulées d’autres sociétés, les risques sont très importants de voir les professionnels de santé être subordonnés à une logique purement économique ou commerciale sans qu’aucun organisme tiers ne puisse en assurer efficacement le contrôle ou la sanction. Défendre le principe du contrôle réel du laboratoire de biologie médicale par les biologistes médicaux exerçants est donc plus que jamais un combat pertinent pour le bien des patients et de la santé publique.